Pour faire le portrait d’un matériau, il nous faut dépasser le réflexe disciplinaire qui consiste à se précipiter sur les seules propriétés du matériau et les mesurer. Ce qui ne signifie pas que les concepts de propriétés ne soient pas nécessaires, elles ne sont pas suffisantes. Faire le portrait d’un matériau est un exercice nécessaire pour innover dans une approche holistique. Les matériaux contemporains atteignent la très haute performance visant des records, non seulement dans certaines propriétés, mais surtout dans l’atteinte de très hautes valeurs ajoutées liées à ses qualités (valeurs et effets). Qualités et valeurs sont des propriétés particulières liées à des interactions « anthropo matérielles ». Nous les distinguons des propriétés dont s’emparent les sciences des matériaux qui restent intrinsèques au matériau. Nous les nommons qualités, comme celles sensorielles qui ne dépendent ni seulement des facultés organoleptiques du sujet qui perçoit, ni du matériau perçu, mais de ce que déclenche leur relation de perception en interaction. L’avantage de ces qualités sensorielles est qu’elles se mesurent, non pas en instrumental mais en condition anthropotechnique spécifique (Cf. Manuel méthodologique d’évaluation sensorielle, 3ème édition Lavoisier). Quant aux valeurs, nous faisons référence aux travaux de recherche de Riegl, Pye et Ingold. Il s’agit pour les principales des valeurs historiques, d’ancienneté, de remémoration (ou témoignage), de nouveauté, d’usage, esthétique, mais aussi d’origine (identitaire et de marque), d’auteur et de leurs effets.
Valeurs enrichissant les seules propriétés des matériaux
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VALEUR, DÉFINITION INITIALE ET NOUVELLE, QUALIFICATION MÉTROLOGIQUE (CF. RAPPELS DE MÉTROLOGIE), REMARQUE
Historique, Cf. Riegl fonction de son importance pour l’histoire de l’humanité concept d’irremplaçabilité. La valeur h est d’autant plus élevée qu’est reconnaissable l’état originel du monument (étape particulière h de l’art). préserver au max de toute dégradation. La valeur h se conserve, Grandeur nominale à ordinale, Peut se décomposer en grandeurs ordinales Plus grande est la valeur h plus faible est la valeur d’ancienneté
D’ancienneté, Cf. Riegl vétusté se reconnait naturellement sans formation, Grandeur nominale, Peut se décomposer en grandeurs ordinales
De remémoration, Cf. Riegl Déf2 capable de reconstruire un souvenir, Grandeur nominale, qualité proustienne ?
De contempora-néité d’usage nouveauté, Cf. Riegl qui est lié au récent adapté à l’utilisation de tout ou partie de l’objet, Grandeur nominale, Trouver un terme sur la potentialité d’usage (utilisabilité ?)
Artistique esthétique, Répondant à des règles esthétiques et canoniques d’harmonie de la Gestalt de symétrie de contraste figure/fond, Grandeur nominale, Le marché de l’art de la vente aux enchères possède des critères traduits en valeur économique
sensorielle, Qui possède des qualités organoleptiques la possibilité de déclencher le fonctionnement des organes de nos sens, Grandeur nominale à ordinale, Cf. distinction entre propriétés et qualités
De pérennité durabilité, Capacité à durer dans le temps insensible aux sollicitations extérieures, Grandeur ordinale à rationnelle, Pour les matériaux leurs mises en œuvre et finition
D’appropria-tion d’adoption, Possibilité d’accepter dans sa sphère intime quelque chose, Grandeur nominale
Poétique, Capacité à provoquer la construction d’une représentation amodale (image sensorielle onirique et prégnante), Grandeur nominale, Valeur onirique susceptible de déclencher la rêverie
Symbolique, Capacité à représenter un objet un signe ou une image figurant ou évoquant une autre chose, Grandeur nominale, Associé à la notion de charge symbolique rassemble tous les éléments infra et ultra individuels
Affective hédonique sentimentale, Qui relève des préférences des sentiments des émotions plutôt positives et liées à un sujet, Grandeur nominale à ordinale, Variable inter individuelle similaire à l’estime ? hédonique de dionysiaque à apollinien ?
Rareté unicité, Qui existe à peu d’exemplaire, Grandeur nominale, Sur le marché de l’art et des commissaires-priseurs l’exemplaire unique vaut plus économiquement que la petite série
Préciosité, Extrême utilité et importance très appréciable et grand intérêt, Grandeur ordinale à rationnelle, Il existe une bourse des matériaux précieux et leurs cours varient en cote
Economique D’investisse-ment, Qui possède une valeur monnayable, Grandeur ordinale à rationnelle, Cf. enrichissement valeur refuge ou support à une plus value
D’auteur, Lié à une personne identifié comme le père le créateur de la chose, Grandeur nominale à ordinale, Cf. Marché de l’art, cote, et stratégie d’augmentation des valeurs
D’origine de filiation, Phase primitive d’une histoire stade initiale d’une évolution, Grandeur nominale
De récit, Possibilité de supporter une narration des faits et anecdotes, Grandeur nominale, Trace perceptible de la genèse à la disparition
D’authenticité, Qui est vrai authentique/ copie imitation simili, Grandeur nominale, Référence citation emprunt seraient à distinguer de plagiat et copie
De pédagogie d’exemplarité, Qui facilite la compréhension la transmission et fait office de référence, Grandeur nominale
De réversibilité (déconstruc-tion,..), Qui peut revenir à un état antérieur, Grandeur nominale à ordinale
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Ce tableau de valeurs dialogue avec une approche des qualités sensorielles, utilisée en évaluation sensorielle dont s’empare le design sensoriel. Elles ont le mérite de pouvoir se mesurer. Pour le montrer et comme le mesurage ne passe pas par une mesure instrumentale classique (habituellement mobilisé pour la caractérisation des propriétés des matériaux par exemple), il nous faut faire un rappel de métrologie.
Rappels de métrologie, des propriétés, qualités, valeurs et effets
Stevens (1946) a présenté trois formes de grandeurs en ce qui concerne la mesure sensorielle, qui nous sert pour évaluer les qualités1 organoleptiques d’une matière dans tous ses états (du matériau à l’objet). Il s’agit de la grandeur nominale, de celle ordinale et enfin de la grandeur rationnelle.
1) Grandeur nominale ; comme son appellation le laisse présager, c’est une grandeur simplement désignée par un nom particulier, qui représente valablement une catégorie (voire une sous-catégorie). Seules les relations d’appartenance se rapportent à cette grandeur. Cet échantillon A de matière, par exemple, est du bois, celui B n’en est pas.
La seule relation qui peut être appliquée à cette grandeur ni repérable, ni mesurable est :
x = y ou x ≠ y
La grandeur nominale désigne une classe (ou sous classe, catégorie). Les éléments à étudier appartiennent ou non à cette classe. Toute classe, grâce à un certain nombre de caractéristiques relatives à la relation d’appartenance, peut être définie par une approche descriptive, mettant en relation des attributs catégoriels caractéristiques. Plus ils sont nombreux, plus l’appartenance à la classe est robuste, mais plus il est aussi possible de distinguer des sous classe (exemple à trouver dans vos terrains respectifs). Lorsqu’un nombre restreint de caractéristiques peut être identifié, les limites d’appartenance à la catégorie restent relatives ou floues.
2) Grandeur ordinale ; c’est une grandeur qui est située par rapport aux grandeurs de même nom, grâce à l’attribution d’un rang. Par exemple, cet échantillon A en bois est plus dur que celui B.
Les relations qui peuvent être appliquées à cette grandeur repérable mais non mesurable sont:
x = y ou x ≠ y
et x < y ou x > y
Dans mes recherches en métrologie sensorielle, j’ai démontré qu’il était possible d’atteindre une distinction entre grandeur nominale et ordinale par l’expérimentation d’un classement comparatif (sur le touché des matériaux) (Cf. vidéo d’Anne Béranger pour la maison Hermès).
3) Grandeur rationnelle ; c’est une grandeur située par rapport aux grandeurs de même nom grâce à l’attribution d’un nombre rationnel. C’est une grandeur non seulement repérable mais également mesurable2.
Les grandeurs ordinales et rationnelles peuvent traiter l’intensité du stimulus. Par exemple,
a) intensité du stimulus i: x >y > i > z
b) intensité du stimulus i: de 6,2 sur une échelle de 0 à 10, par exemple.
Qualités, valeur et effets, trois objets de mesure des matériaux pour enrichir celle de leurs propriétés
“Il faut réfléchir pour mesurer et non pas mesurer pour réfléchir”3. La sensibilité perceptive de la personne ne présente pas une relation directe avec la mesure. Dans ces conditions, “il ne sert à rien de savoir que l’énergie lumineuse d’une teinte est la moitié de celle d’une autre teinte puisque notre oeil ne sera pas d’accord et verra un écart beaucoup plus faible que ne le donne la mesure”4. Il faut mettre au point une autre approche, alternative au système de mesure instrumental et par extension s’intéresser à ce qui fait la particularité d’un matériau et qui ne peut s’expliquer seulement par ses propriétés.
Propriétés, qualités et effets perçus de matériaux dans tous leurs états (matière, semi produits et produit)
Les sciences des matériaux trient ceux-ci en famille, classe et sous classe, jusqu’à la distinction de la notion de membre. Par exemple, la famille des matériaux d’origine naturelle, possède trois classes d’origine animale, végétale et minérale. La classe des matériaux d’origine naturelle animale ouvre sur des sous classes reprenant les catégories d’animaux plus ou moins impliqués dans la fourniture d’une matière, de la laine au cuir, par exemple.
Ainsi, la laine de mouton d’Ecosse est un membre de la famille des matériaux d’origine naturelle, de la classe animale, de la sous classe des ovidés. Pour rendre comparatiste les approches entre tous les membres de matériaux, Ashby a proposé de passer par leurs propriétés, mécanique (résistance à différentes sollicitations), physique, chimique (composition et résistance à différentes agressions par exemple), utilisabilité (nettoyage, rayure, encrassement, choc..). Nous ajoutons la notion de « propriétés » sensorielles (au sens de qualités organoleptiques). Or, les sensations sont le résultat d’une interaction entre une chose perçue (un matériau, ici) avec un sujet percevant dans un contexte situé et situant5 (Cf. Fig. N° 1).
Le théoricien du design David Pye, nous aide à distinguer ce qui relève des propriétés des matériaux et qui lui sont intrinsèques de ce qui relève des qualités et qui naissent d’une interaction entre la personne et la physicalité d’un matériau. L’une sans l’autre de ces entités et la qualité sensorielle ne peut exister.
Figure N° 1 – Interactions en perception entre chose perçue/sujet percevant/contexte
Ainsi si les propriétés du matériau sont intrinsèques à sa matérialité, même une fois mis en forme de feuille, de plaques, de profilé, de fil, le matériau continue de posséder des propriétés (Cf. Fig. N° 2).
Figure N° 2 – Notion de propriétés du matériau (en fait liée à une mise en forme)
Liées aux interactions les notions de qualités, notamment sensorielles et valeurs (historique, d’ancienneté, de remémoration, artistique, … Cf. Riegl), naissent de la conscience du sujet dans sa mise en relation avec le matériau. Qualités et valeurs ne dépendent pas seulement du matériau, mais de sa perception par une personne (Cf. Fig. N° 3). Seules les qualités sensorielles peuvent se mesurer (Cf. Manuel méthodologique d’évaluation sensorielle, éd. Lavoisier).
Figure N° 3 – Notion de qualités sensorielles du matériau liée à une mise en forme et une interaction perceptive avec un sujet
Les notions de valeurs et d’effets perçus s’apprécient par expertise et n’existent que dans la relativité d’un contexte de perception, un secteur d’application précis (Cf. Fig. N° 4)
Figure N° 4 – Concept « d’effet perçu » lié aux qualités du matériau mis en forme dans une interaction perceptive avec un sujet et un contexte
Extrait du chapitre des techniques de l’ingénieur sur le design sensoriel
J.F. BASSEREAU, R. CHARVET PELLO, L. BONNAMY, – « Le design sensoriel », éd. Techniques de l’Ingénieur, juillet, Paris (2009), AG 2 310 (13 pages)
« Le design sensoriel
1.1 Définition du design, du design sensoriel
Le design sensoriel appartient au design. Celui-ci a déjà connu plusieurs définitions témoignant de son évolution. Nous pouvons résumer les premières définitions fondatrices d’une formule : « le design donne à voir ». Le résultat d’une prestation design se voit, doit se voir. Les premiers designers praticiens, décrivant leur profession « théorisent » sur ces notions stylistiques6. De cette définition, fortement limitée aux attributs extérieurs d’un objet, mais liée aux contraintes économiques, les définitions suivantes issues des pratiques vont intégrer les contraintes de fabrication. « Etant parti d’une définition fortement limitée à la recherche stylistique des produits (en liaison avec la fabrication et les contraintes économiques), le design industriel d’aujourd’hui s’est enrichi et élargi par une prise en compte des facteurs ergonomiques, des exigences de la qualité et de l’intégration des éléments socioculturels lui donnant ainsi une dimension prospective utile au marketing »7.
Une des plus importantes entreprises en France à avoir intégré ces designs (produits, communication, graphique, d‘environnement), Renault, propose cette définition qui annonce le design sensoriel [94] : « […] dans l’habitacle, les contraintes rivalisent en complexité : habitabilité versus aérodynamique, ergonomie, confort, sécurité, commandes, moyens de contrôle, poly sensorialité, etc. […] de formation artistique et technique, le designer a dans une entreprise comme Renault, la responsabilité de tout ce que perçoit le client»8. Du design qui donne à voir, évolution vers un design qui donne à percevoir. Il s’agit bien aussi d’une rupture du monopole de la modalité sensorielle visuelle présente tout au long du processus de conception d’un objet. Cette rupture du monopole du visuel en conception ouvre sur une multi sensorialité maîtrisable par le design sensoriel (multi sensoriel).
Le néologisme « design sensoriel » apparaît la première fois en France dans un article de l’Usine Nouvelle (REMOUE 1995)9. Le design sensoriel constitue une étape fondamentale de maîtrise possible des variables de la conception d’un produit qui sera perçu. Car le design sensoriel rend possible la maîtrise de tous les attributs perçus d’un produit (par tous), dès sa conception, son développement jusqu’à sa fin de vie. Le design sensoriel s’aide des outils méthodologiques de l’évaluation sensorielle et plus largement de l’ingénierie sensorielle orientée conception10. Son champ va des spécifications des performances qualitatives renseignées et situées d’un objet (système d‘objets) à concevoir (du type Cahier des Charges Fonctionnel augmenté, (Cf. AFNOR 50 – 151 et suivantes)), jusqu’aux qualités de conformité, indispensable au cadrage, par mesurage des variations d’une production industrielle (sérielle) d’un objet/référence ».
Jean-François BASSEREAU
1 Par qualités organoleptiques, par extension qualités des matériaux tout objet de mesure interdépendant d’une relation entre une chose perçue et le sujet percevant, dans des conditions particulières où les effets de contexte n’impactent pas la réponse (soit liées aux conditions expérimentales, ou phénoménologiques).
2 On peut utiliser les types de relations suivantes :
x = y ou x ≠ y
et x < y ou x > y
et x + y = z
et x / y = t
3 BACHELARD G. – La formation de l’esprit scientifique, éd. J.Vrin Paris (1993)
4 FILLACIER J. – Les fondements de la psychométrie, Cours ENSAD-ENSAM (1985)
5 En métrologie sensorielle, le contexte est rendu invariable par la combinaison de l’entraînement du panel sensoriel et de l’utilisation de cabine d’évaluation sensorielle s’affranchissant des variables exogènes à la mesure.
6 Cf. LOEWY R. , – « La laideur se vend mal », éd. , Paris, 1952, traduit de l’américain dès 1952, titre original « Never leave will enough alone »
7 QUARANTE D., MAGNON L., – «design industriel », éd. Techniques de l’ingénieur, traité l’entreprise industrielle T 70 (24 p.)
8 Les publications de Montlignon, N° 18, Sept. (1994)
9 « Mais l’analyse sensorielle ne s’est pas cantonnée dans cette fonction de contrôle. De passive, elle est devenue active, avec pour objectif d’aider à créer des produits […] qui mettront tous les sens du consommateur en éveil. En effet, la démarche descriptive et de recherche des préférences de l’analyse sensorielle prend tout son sens quand elle est représentée sur les produits grâce au design sensoriel », qui est responsable de la maîtrise de la qualité perçue d’un produit au cours de toutes ses étapes de fabrication », explique J.F. Bassereau de l’ENSAM ». REMOUE A., – «Quand l’industrie joue le sensoriel », Usine Nouvelle, N° 2622 18 déc. 1997.
10 Seules les sensations dans la perception peuvent être maîtrisées dans un processus de conception d’un objet. Maîtrisées c’est-à-dire spécifiées, prédites, conçues, provoquées, mesurées et garanties en qualité de conformité, tout au long de l’ensemble du processus de conception et de développement d’un objet.